Le travail de soins familiaux non rémunéré (TSFNR), qui englobe les tâches domestiques et les soins familiaux effectués sans salaire (cuisine, nettoyage, garde d’enfants, etc.), est un pilier essentiel du fonctionnement de la société. Pourtant, il est majoritairement invisible dans les statistiques économiques et pèse de manière disproportionnée sur les femmes et les filles.
Au Sénégal, ce travail est souvent confié aux femmes mariées ou en âge de l’être, qui en ont la charge principale, perpétuant ainsi les inégalités de genre et limitant leur accès à l’éducation et à l’emploi.
Le TSFNR est loin d’être équitablement réparti. Selon le bulletin statistique d’UN Women Data Hub, édition 2022, les femmes sénégalaises sont impliquées dans 90 % de ces activités, contre 54 % pour les hommes. Cet écart se traduit en temps passé : les femmes y consacrent en moyenne 5 heures par jour, soit 2,5 fois plus de temps que les hommes, qui y passent en moyenne 2 heures. Ce travail inclut des tâches variées, allant de la cuisine et la lessive aux soins des enfants et des personnes âgées, en passant par la corvée d’eau et de bois de chauffage.

Une contribution économique sous-estimée
Malgré son caractère non rémunéré, le TSFNR a une valeur économique considérable. Une étude menée par le Centre de recherche en économie et finance appliquée de Thiès (CREFAT) avec le soutien du Fonds des Nations unies pour la population au Sénégal, publiée en avril 2015, a révélé que le travail domestique pourrait contribuer à 30 % du PIB national. Cette étude a retenu dix activités principales, et a mis en évidence que les plus importantes en termes de contribution économique :
S’occuper des enfants et des personnes âgées : 11 % du PIB
Faire la cuisine : 4,7 % du PIB
Faire les courses : 4,3 % du PIB
Malgré leur contribution massive au TSFNR, les femmes sénégalaises sont confrontées à d’importantes difficultés sur le marché de l’emploi. Selon toujours, l’étude réalisée par le CREFAT leur taux d’activité est de 33,3 %, contre 69 % pour les hommes. Le chômage touche également plus fortement la population féminine, avec un taux de 40,4 %, contre 18 % pour les hommes. Cette situation est en grande partie due aux responsabilités domestiques qui les empêchent d’accéder pleinement au marché du travail formel.
Ces responsabilités domestiques sont en grande partie liées à la garde des enfants. Un véritable casse-tête qui freine non seulement leur épanouissement mais également leur déploiement professionnel.
Les mutations sociales, notamment l’affaiblissement du rôle des grands-parents dans la garde des enfants, compliquent la vie des mères qui doivent jongler entre leurs responsabilités familiales et professionnelles. Comme le soulignent des experts de la Banque mondiale, le manque de services de garde d’enfants abordables et de qualité force de nombreuses femmes à se tourner vers des emplois peu productifs, souvent dans l’agriculture de subsistance ou le commerce informel.
Ce problème de la garde des enfants est au cœur des préoccupations. Le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) a mis en évidence, dans une étude réalisée en 2020 le triple défi auquel sont confrontées les femmes en matière de garde d’enfants : disponibilité, coût et qualité.

Selon un article de la Banque mondiale parue en mai 2025, les services de garde d’enfants jouent un rôle crucial dans le développement des nations. Ils soutiennent le capital humain, augmentent la productivité des parents et stimulent la croissance économique. « En Afrique de l’Ouest, leur importance est de plus en plus reconnue comme essentielle pour l’autonomisation des femmes, la réduction de la pauvreté et la promotion du développement équitable… », a souligné la même source.
Défis et solutions pour l’expansion
De plus, ajoute la Banque mondiale dans ladite publication, « malgré les avancées, l’Afrique de l’Ouest est confrontée à des défis majeurs pour étendre ces services. Seuls 28 % des enfants d’Afrique subsaharienne sont inscrits dans des établissements d’éducation de la petite enfance, contre 58 % dans les pays à revenu intermédiaire. Au Sénégal et en Côte d’Ivoire, moins de 1 % des tout-petits fréquentent des programmes de garde préscolaire.
Les principaux obstacles sont :
L’insuffisance des ressources financières et des infrastructures. La plupart des pays de la région sont loin de l’objectif de 1 % du PIB recommandé par l’Organisation internationale du travail (OIT) pour les dépenses publiques dédiées à l’éducation de la petite enfance.
Le manque de professionnels qualifiés.
Les normes sociétales et les préjugés sexistes, qui continuent d’entraver la participation des femmes au marché du travail.
Pour surmonter ces défis, des solutions adaptées au contexte socio-économique de la région sont nécessaires. Les partenariats public-privé, les modèles definancement durables et les solutions communautaires sont essentiels pour garantir l’accès aux services de garde d’enfants pour toutes les familles, notamment celles issues des communautés les plus défavorisées.
Ainsi, selon une déduction de la publication de la Banque mondiale, en permettant aux parents de travailler des heures plus longues et plus prévisibles, les services de garde d’enfants ont un effet multiplicateur économique. Ils augmentent les revenus des ménages et stimulent la productivité nationale, tout en favorisant le développement de la petite enfance. « Cela jette les bases d’une amélioration des résultats scolaires et professionnels, contribuant ainsi à une croissance économique durable à long terme », ont souligné les experts de l’institution financière mondiale.

Des vies en témoignage : Na Sira et Daba
Le quotidien de Na Sira Koné, mère de quatre enfants, illustre parfaitement ce travail invisible. Elle se lève à 5h du matin pour s’occuper de sa famille, de ses enfants et de sa belle-mère malade. En plus de ses tâches domestiques, elle gère une petite gargote pour gagner un revenu. Sa journée est un enchaînement ininterrompu de responsabilités familiales, démontrant la double charge qui pèse sur elle. Mais le principal problème auquel elle est confrontée reste la garde de ses enfants. Car La jeune mère de famille en plus de s’occuper de sa gargote pour gagner un peu d’argent, les trois après-midi dans la semaine, elle se rend au marché de Thiaroye pour se ravitailler en légumes. Elle quitte les HLM 4 pour s’y rendre. Ces deux enfants respectivement de 9 et 7 ans vont à l’école élémentaire du quartier, l’autre de 5 ans fréquente un jardin d’enfant islamique du quartier. C’est un petit lieu malfamé, des nattes posées à même le sol sur lesquelles sont installées les enfants pour apprendre de 9 h à 13 heures. « Mon enfant de trois ans, je le confie à une voisine, si je dois me rendre au marché de Thiaroye pour me ravitailler en légume. Et ça, c’est un véritable problème », a confié Na Sira Koné.
Pour Daba Ndoye, la trentaine et célibataire, les responsabilités domestiques ne disparaissent pas. Elle se lève à 6h du matin pour s’occuper de sa maison et des enfants de sa sœur disparue il y a quelques années, avant d’ouvrir son épicerie à 9h. Le plus difficile pour elle, c’est la garde des enfants. « Je suis terrifiée par leur éducation. C’est une obsession. L’un âgé de 6 ans vient juste de débuter, la sixième, l’autre de 4 ans fréquente un jardin d’enfants qui ne l’est que de nom. C’est une institution privée mais qui ne remplit pas les conditions adéquates pour l’épanouissement d’un enfant. Et cela m’inquiète », a-t-elle confié.
« Le Sénégal est à la traîne en matière de services de garde d’enfants. Au cours des dix dernières années, de nombreuses initiatives publiques, privées et communautaires ont cherché à combler ce manque, mais la plupart des femmes sont toujours confrontées au triple défi de la disponibilité, du coût et de la qualité des services de garde d’enfants », a souligné le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) dans une publication du 19 août 2024.

Confrontée à la charge de travail, Daba Ndoye a engagé une jeune fille nommée Gnilane, âgée de moins de 15 ans. Gnilane est une « bonne » qui a quitté son village pour gagner de l’argent pendant les vacances et ainsi se procurer les fournitures et habits nécessaires pour sa rentrée scolaire en classe de quatrième.
Ces témoignages mettent en lumière non seulement le poids du TSFNR sur les femmes, mais aussi sa transmission intergénérationnelle et l’impact sur les plus jeunes, souvent contraintes d’y participer.

Pour l’économiste Magaye Gaye, il est crucial que les pouvoirs publics africains intègrent le TSFNR dans les statistiques nationales : « Les pouvoirs publics africains, je pense, gagneraient à représenter numériquement ce genre de travail. Puisque cela entre dans le dynamisme économique d’un pays ».
L’égalité hommes-femmes dans la sphère domestique est un enjeu majeur, notamment souligné par l’objectif de développement durable (ODD) 5.4, qui vise à « faire une place aux soins et travaux domestiques non rémunérés et les valoriser, par l’apport de services publics, d’infrastructures et de politiques de protection sociale et la promotion du partage des responsabilités dans le ménage et la famille, en fonction du contexte national ». Cet objectif s’inspire du concept des « trois R » : Reconnaître, Réduire et Redistribuer le travail non rémunéré.
Par Babou Landing Diallo
