La Cour des Comptes du Sénégal a récemment publié un rapport accablant sur la gestion financière du pays. Ce document met en lumière des irrégularités majeures concernant la dette publique, la transparence budgétaire et l’utilisation des fonds publics.Nous souhaitons, par la présente, partager notre modeste avis sur le rapport et apporter quelques éléments d’éclairage au débat en cours concernant la question de savoir si la Cour des comptes est, oui ou non, en contradiction avec ses propres prises de position internes.

DES CHIFFRES CHOCS SUR LA DETTE PUBLIQUE

Le rapport révèle des anomalies financières d’une ampleur inédite :114 milliards de FCFA d’emprunts obligataires non versés au Trésor.127 milliards de FCFA de surfinancement en 2023 utilisés en 2024 sans justification.257 milliards de FCFA transférés dans un compte personnel d’un responsable du ministère des Finances.377 milliards de FCFA de financements extérieurs non comptabilisés par la Direction de la Dette et des Placements.2 517 milliards de FCFA de dette bancaire non retracée dans les comptes publics, dont 45 % sans justificatif.700 à 1 300 milliards de FCFA d’évolution de la masse salariale.Un taux d’endettement atteignant 99,67 % du PIB, bien au-delà du 74,4 % annoncé.Un déficit budgétaire grimpant à 12,67 %, contre 4,9 % initialement prévu.

UNE ORGANISATION BUDGÉTAIRE EN DÉFAILLANCE

Plusieurs dysfonctionnements ont été identifiés dans la gestion budgétaire du pays :Manque de transparence et de sincérité des procédures budgétaires.Non-rattachement des recettes d’un exercice à l’exercice précédent.Créances à recouvrer sous-estimées de 261 milliards de FCFA.Absence d’indications sur les exonérations fiscales de 2022 et 2023.Ces constats posent un problème majeur de gouvernance financière et de responsabilité dans la gestion des ressources publiques.

QUELLES SOLUTIONS POUR REDRESSER LA SITUATION ?1. RENFORCER LA TRANSPARENCE ET LA GOUVERNANCE FINANCIÈRE

Mettre fin à la prédominance du pouvoir présidentiel sur la gestion budgétaire.Dépolitiser l’administration publique pour éviter les abus de pouvoir.Impliquer des institutions indépendantes dans l’audit des finances publiques.

2. CLARIFIER LA RESPONSABILITÉ DES PARTENAIRES TECHNIQUES ET FINANCIERS

Le rôle du Fonds Monétaire International (FMI) et d’autres bailleurs de fonds internationaux comme la banque mondiale doit être examiné.7,5 % des crédits accordés par cette dernière seraient détournés vers des paradis fiscaux, selon un audit de la Banque mondiale.L’affaire Alex Segura, ex-représentant du FMI à Dakar ayant reçu une mallette d’argent à son départ, rappelle des dérives potentielles.Le FMI et les bailleurs doivent justifier pourquoi certaines dettes et financements extérieurs n’apparaissent pas dans les comptes nationaux.Les financements extérieurs ne sont pas toujours retracés dans le budget national, bien que ces informations soient disponibles dans les systèmes de suivi des bailleurs.Si ce manque de comptabilisation est une erreur technique, il pourrait engager la responsabilité des services du FMI, qui auraient dû signaler ces anomalies.Si ces emprunts ont été contractés sans autorisation préalable, notamment auprès des banques locales, cela signifie que des institutions ont contourné les règles de transparence budgétaire.

3. RENFORCER LA RESPONSABILITÉ DES BANQUES LOCALES

Les banques commerciales ayant prêté sans que ces financements soient approuvés par l’Assemblée nationale doivent être mises face à leurs responsabilités.Elles doivent exiger des garanties légales et des avis juridiques notamment celui de la Cour suprême avant de valider des prêts aux États.L’absence de ces vérifications met en péril la viabilité financière du pays.Je me rappelle à la boad notre première réflexe en cas de négociation de crédit avec nos emprunteurs était de vérifier les pouvoirs qui les habilitait à venir négocier.

4. INTERROGER L’ACTION DES ORGANISMES DE CONTRÔLE

Les corps de contrôle (Cour des Comptes, Inspection Générale d’État) était-ils en mesure d’anticiper ces irrégularités?IIl est crucial de revoir leur indépendance et leur mode de fonctionnement pour éviter que ces erreurs ne se reproduisent.Pourquoi pas ne pas élargir leurs missions.

5. RÉFORMER L’ÉTAT POUR UNE MEILLEURE STRATÉGIE ÉCONOMIQUE

Le Sénégal doit repenser sa gestion économique financière et budgétaire :Réduire la masse salariale actuel qui semble disproportionnée.Diminuer les dépenses de fonctionnement pour alléger les finances publiques.Négocier un allègement et une restructuration de la dette dans un cadre communautaire UEMOA avec les créanciers. Ce reprofilage sur une durée plus longue devient aujourd’hui une nécessité. Contrairement aux affirmations du Ministre de l’économie j’estime pour ma part que la dette du Sénégal n’est pas soutenable.Il est impératif de prendre des mesures de redressement audacieuses et de maîtriser le train de vie de l’État, au lieu de lui accorder toujours plus de marges budgétaires.Depuis 2020, après la crise du Covid, nous plaidons pour la mise en œuvre effective de réformes internes pertinentes avant d’envisager des politiques de relance incertaines. Dans une tribune publiée dans Le Monde, nous avions défendu cette orientation, mais sans succès.Nos économies ressemblent à un seau en plastique troué, rafistolé depuis les indépendances sans résultat. Il est temps de le remplacer par un seau neuf en fer, solide et durable.En d’autres termes, il faut engager de véritables réformes pour redresser des économies extraverties, reprofiler les budgets nationaux et renforcer la gouvernance. Autrement dit, bâtir un État plus efficace et moins coûteux.6. Faut-il envisager un refus de remboursement d’une partie de la dette non contractée au nom fu peuple ?La doctrine de la dette odieuse stipule que toute dette contractée sans l’approbation du peuple, notamment sans validation par l’Assemblée nationale, et utilisée à des fins contraires à l’intérêt général, ne doit pas être transférée à l’État successeur. Une telle dette est considérée comme une obligation personnelle du régime qui l’a contractée et ne saurait engager la nation dans son ensemble.

Exemples historiques :Cuba (1898) : À la suite de la guerre hispano-américaine, les États-Unis, alors puissance occupante de Cuba, ont refusé de reconnaître la dette contractée par le régime colonial espagnol, la qualifiant d’odieuse.Mexique (1920) : Le gouvernement mexicain a rejeté la dette contractée par l’empereur Maximilien, arguant qu’elle avait été contractée sans le consentement du peuple et utilisée contre ses intérêts.Bien que cette doctrine ne soit pas officiellement reconnue en droit international, elle a été invoquée à plusieurs reprises pour contester la légitimité de certaines dettes souveraines. Son application soulève des questions cruciales sur la responsabilité des gouvernements emprunteurs et des créanciers.

PEUT ON REPROCHER À LA COURS DES COMPTES D’AVOIR REVU SON JUGEMENT ?

Ce debat est sur la place publique en ce moment au Sénégal En théorie, la Cour des comptes, lorsqu’elle certifie des comptes, engage sa crédibilité et son expertise. Cependant, il est possible qu’elle revienne sur une certification passée si des erreurs, fraudes ou irrégularités sont découvertes ultérieurement. Voici les principales raisons qui pourraient expliquer un tel revirement : Erreur ou omission non détectée à l’époque : La Cour des comptes travaille sur des éléments fournis par les entités contrôlées. Si de nouvelles informations apparaissent, elle peut revoir son jugement.Évolution des normes comptables ou des méthodes d’audit : Ce qui était acceptable à un moment donné peut ne plus l’être selon les nouvelles exigences.Fraude ou dissimulation : Si des manipulations ou des irrégularités étaient cachées lors des précédents contrôles, la Cour peut revenir sur sa position après découverte des faits.Révision par une autre instance : Parfois, des contrôles plus approfondis (internes ou externes) révèlent des anomalies qui amènent la Cour à réévaluer son analyse.

En conclusion, le rapport accablant de la Cour des Comptes sur la dette publique sénégalaise met en évidence des dysfonctionnements majeurs dans la gestion financière du pays. L’ampleur des irrégularités révèle une gouvernance budgétaire déficiente et une opacité préoccupante dans l’utilisation des fonds publics. Face à cette situation, des réformes structurelles s’imposent : renforcer la transparence, responsabiliser les acteurs financiers, revoir les dépenses publiques et négocier une restructuration de la dette. Sans une refonte profonde des mécanismes de gestion et de contrôle, le pays risque de s’enfoncer dans une spirale d’endettement insoutenable, compromettant ainsi son développement économique et social.

Magaye GAYE