Le 19 juin 2025, à la veille d’une visite officielle en Chine qui devrait marquer un jalon stratégique dans la coopération sino-sénégalaise, le Premier ministre du Sénégal a préféré dramatiser un incident sportif en le hissant au rang de symbole diplomatique. Ce choix de ton interroge puisqu’à travers lui, ce n’est pas tant la défense d’un partenariat ou d’une souveraineté nationale qui transparaît, que l’expression d’une diplomatie émotionnelle, une diplomatie de l’humeur où les symboles prennent le pas sur les doctrines et les ressentis sur les stratégies.
Ce glissement discursif, sous couvert de pragmatisme, soulève une série d’interrogations sur la cohérence, la légitimité et la portée réelle de ce qui apparaît moins comme un tournant diplomatique maîtrisé que comme une inflexion idéologique non assumée.
Cette doctrine est dite « nouvelle » mais contre quoi exactement se définit-elle ?
Si elle prétend rompre avec la diplomatie du régime précédent, encore faudrait-il en expliciter les fondements. Une rupture ne se décrète pa. Elle se construit, s’assume et se traduit dans une vision claire. Or, ici, le flou stratégique l’emporte sur la cohérence doctrinale. Ce qui interroge, ce n’est pas tant le changement de ton que l’ambiguïté de son orientation réelle.
Prétendre incarner la ligne portée par le programme du Président Faye tout en s’en écartant dans les actes relève d’un paradoxe préoccupant.
Le programme présidentiel de mars 2024, intitulé Projet pour un Sénégal souverain, juste et prospère, portait une vision diplomatique articulée autour de trois axes clairs : la diversification des partenariats sans alignement automatique, le renforcement du multilatéralisme africain et international et une diplomatie économique tournée vers le développement durable.
Il s’agissait d’une stratégie souveraine, cohérente, réaliste, déjà en rupture avec les anciens schémas.
Cependant, les déclarations récentes du Premier ministre semblent dessiner un tout autre récit teinté de revanche idéologique, de survalorisation du bilatéralisme asymétrique et de relativisme démocratique.
Le 19 mai 2025, à Ouagadougou, sur la chaîne publique RTB, le Premier ministre déclarait :
« Ce n’est pas parce qu’on est arrivé au pouvoir de manière démocratique qu’on n’est pas un révolutionnaire(…)Le plus important, c’est notre rapport avec nos peuples. »
Cette phrase introduit une rupture sémantique majeure : elle suggère qu’un pouvoir démocratiquement acquis pourrait se légitimer en dehors, voire en contradiction avec les institutions et règles démocratiques. La démocratie devient alors un simple passage et non une référence structurelle.
Le 27 février 2025, lors d’une rencontre tripartite avec le patronat et les syndicats, il ajoutait :
« Les pays qui ont décollé ces dernières années sont les pays où les libertés ont été réduites, pour ne pas dire complètement annulées. »
Au-delà de son imprécision historique, des démocraties comme la Corée du Sud, le Botswana ou le Ghana ont émergé sans sacrifier les libertés fondamentales. Cette déclaration banalise un dangereux glissement autoritaire. Elle entre en tension directe avec les engagements fondamentaux du programme présidentiel et brouille l’image du Sénégal sur la scène internationale.
Quant à la Chine, elle n’a nul besoin de conflit ou d’alignement exclusif pour coopérer. Sa diplomatie, bien que stratégiquement affirmée, s’appuie officiellement sur la non-ingérence et le pragmatisme comme en témoigne son engagement au sein du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC).
Elle entretient même des canaux de coopération parallèles avec les États-Unis, notamment sur le climat. La coopération avec Pékin est donc non seulement possible mais souhaitable à condition qu’elle ne devienne ni un levier de rupture symbolique ni un prétexte idéologique.
La visite du Premier ministre s’inscrit dans une relation ancienne, nourrie de projets concrets (infrastructures, santé, culture, numérique) et d’un dialogue structuré. Ce n’est donc pas l’événement diplomatique lui-même qui pose problème mais le discours qui l’a précédé et qui semble transformer un incident technique en opportunité de posture politique.
Or, la diplomatie ne se pratique ni à l’ombre des rancœurs ni sur la scène des susceptibilités blessées.
Elle n’est ni un instrument de revanche ni un exutoire émotionnel. Elle engage une nation, non un ego.
Elle se fonde sur la raison, la hauteur de vue et la défense stratégique des intérêts durables de l’État.
À ce jour, aucun séminaire présidentiel n’a été convoqué pour définir une doctrine diplomatique nationale. Le seul référentiel légitime reste donc le programme validé par le peuple lors de l’élection présidentielle. Toute inflexion stratégique qui prétend s’y inscrire doit le démontrer non par des déclarations mais par des actes cohérents.
La diplomatie exige constance, vision et loyauté aux principes démocratiques. Elle ne peut devenir l’extension d’humeurs conjoncturelles ni d’idéologies mouvantes. Si inflexion il y a, elle doit être assumée, argumentée, et débattue.
C’est ainsi et ainsi seulement que l’on gouverne un État par la responsabilité et non par les symboles.
Par Thierno Bocoum, Doctorant en Relations internationales et diplomatie
Spécialité : Gouvernance numérique et développement durable