Le vacarme assourdissant alimenté par divers groupes
agissant en proximité ou à l’intérieur du pouvoir, et sans retenue, sur ou autour de la
validité d’un 3ème mandat du Président Sall en 2024, a de quoi surprendre et
inquiéter.
Surprendre, parce qu’à bon droit les citoyens honnêtes avaient cru qu’un tel débat
appartenait à l’histoire politique du Sénégal des années 2010 à 2012. Surtout que ce
débat sur le « 3ème mandat » portait à l’époque, non point sur la possibilité pour le
Président de la République de faire plus de deux mandats, mais sur l’interprétation
du champ d’application de la nouvelle règle constitutionnelle de 2001, quant aux
mandats devant être comptabilisés. En effet, le 1er mandat du Président Wade avait
été acquis sous la Constitution de 1963, qui ne comportait aucune limitation du
nombre de mandats que pouvait faire un Président de la République. Cette question
avait été fort bien tranchée par le Conseil Constitutionnel dans sa décision en date du
29 janvier 2012. Au surplus, le Président Sall lui-même, a soumis en 2016 au
référendum, une réforme constitutionnelle (loi du 5 avril 2016) qui ne remettait pas
du tout la limitation du nombre de mandats à deux. Celleci comportait une innovation
consistant à réécrire l’article 27 de la Constitution, présentée par l’initiateur luimême, comme devant mettre fin à toute controverse sur l’obligation à s’en tenir à deux mandats.
CLARIFIONS !
Qu’était-il dit dans l’article 27 de la Constitution sous sa version de 2001 ?
1 – La durée du mandat du Président de la République est de cinq ans. Le mandat
est renouvelable une seule fois.
2 – Cette disposition ne peut être révisée que par une loi référendaire.
Que dit l’actuel article 27 sous sa reformulation nouvelle ?
1 – La durée du mandat du Président de la République est de cinq ans.2 – Nul ne
peut exercer plus de deux mandats consécutifs
A la vérité, cette formulation est directement empruntée à la Constitution française,
en son article 6, issu de la réforme constitutionnelle Sarkozy en 2008, qui entendait
mettre un terme à la pluralité des mandats de cinq ans (réforme constitutionnelle de
2000, instaurant le quinquennat sans limitation du nombre des mandats). Cette
formule qui a l’allure d’un principe est plus claire et plus simple pour le commun des
mortels. Mais elle ne mettait aucunement fin à une écriture nébuleuse ou
controversée de la règle de la Constitution de 2001, parce qu’il n’y avait aucun doute
sur le sens de celle-ci.
Que dit enfin le Conseil Constitutionnel en sa décision du 29 janvier 2012 ? (V.
Recueil des Décisions du Conseil Constitutionnel-janvier 1993-mars 2019-edit 2020).
Citons : «Si la Constitution de 2001 a vocation à recevoir une application immédiate,
le constituant peut en décider autrement comme en atteste l’article 104, qui met
hors du champ d’application de cette nouvelle Constitution un mandat acquis sous
l’empire de la Constitution de 1963 ; par suite un tel mandat ne peut servir de
décompte référentiel ni être pris en compte pour la mise en œuvre de dispositions de
l’article 27 de la Constitution 2001 limitant le nombre de mandats à deux».
En français plus accessible aux profanes,le Conseil Constitutionnel dit ceci:
1-Il est vrai que la nouvelle Constitution de 2001 limite le nombre de mandats que
peut exercer un Président de la République à deux.
2- Mais pour décompter ces deux mandats dans les circonstances de la cause, on ne
saurait inclure dans le décompte le mandat qu’avait acquis le Président de la
République sous l’empire de la Constitution de 1963 qui ne comportait aucune règle
de limitation.
3- Une solution contraire n’aurait été possible que si le constituant l’avait clairement
indiqué dans la nouvelle constitution. Or tel n’avait pas été le cas. Et d’ailleurs c’est la
solution d’exclusion que celle-ci entérinait dans l’article 104.
RESUMONS :
1-La réforme constitutionnelle initiée par le Président Sall n’a pas eu pour vocation
de mettre fin à la Constitution de 2001. Elle y apporte des innovations selon l’exposé
de ses motifs, comme la restauration du quinquennat. Elle laisse intacte la limitation
du nombre des mandats présidentiels à deux mais en reformule son expression
juridique: «Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs».
2-On rappelle que le président Wade avait restauré le septennat en 2008 par voie
législative (loi constitutionnelle n° 2008-66 du 21 octobre 2008) tout en prenant la
précaution de faire mentionner dans le nouvel article 27 que « la présente
modification ne s’applique pas au mandat du Président de la République en exercice
au moment de son adoption ». C’est une technique de prolongation du mandat tout
en conservant la limitation des mandats. Elle n’est pas tout à fait honnête sans être
illégale.
3 – C’est au final le nombre de mandats effectués qui seul entre en ligne de compte.
La durée (7 ou 5 ou 10) importe peu. S’il en était autrement, tout Président
calculateur pourrait ruiner le principe même de la limitation des mandats. Il lui
suffirait de faire ce qu’a fait le Président Wade en 2008.
Inquiéter, parce qu’il semble exister désormais dans notre pays, des politiciens et
non politiciens déterminés à ruiner le fondement politique de notre société : la
Constitution. Au gré de leurs intérêts ou des intérêts qu’ils servent, ils proposent des
lectures fantaisistes ou biaisées de tel ou tel article. Certains soutiennent même que
la volonté du peuple, exprimée dans les rues par des manifestations ou émeutes, est
plus forte que la Constitution. Un responsable d’un petit parti, méconnaissable, a
soutenu sur un plateau de télévision qu’en 2024, les cartes pourraient être rebattues
par des émeutes. (Il dit faire partie de la majorité présidentielle). Les inquiétudes
sont d’autant plus fortes que certains députés soutiennent, sans être démentis, que
le règlement intérieur de l’Assemblée nationale, qui est une loi organique, et qui a
été distribué aux députés à la session d’ouverture de l’Assemblée nationale, n’est
plus en vigueur. Et que dire sur cette remarque d’une ministre, que j’ai toujours
tenue en estime, selon laquelle « la Constitution permet au Président de faire un
3ème mandat mais politiquement et moralement, il ne peut pas » ? Comme si le sens
et la portée de l’article 27 de la Constitution n’étaient pas assez clairs pour dispenser
de toute interprétation, comme l’a souvent rappelé la Cour de Cassation française
dans le droit des conflits de lois.
Un bref rappel historique des conditions dans lesquelles le combat pour la
démocratisation de la vie publique et contre les systèmes de gouvernement à vie (ou
presque) a abouti à l’adoption , par consensus de tous les acteurs politiques en 1991
et 1992, de la première plus grande réforme consensuelle assortie de résolutions
et/ou recommandations portant sur les principes de limitation du nombre de mandats
présidentiels, de réduction de la durée de ces mandats et enfin de l’interdiction du
cumul des fonctions de chef d’État et de chef de parti politique, mérite d’être
souligné et rappelé.
Outre les nouvelles règles du code électoral stricto sensu, ces trois questions ont été
en effet longuement et passionnément débattues au sein de la Commission nationale
de Réforme du Code électoral créée par le Président Abdou Diouf en 1991 (7 mai
1991). Pour rappel, cette Commission avait pour Président feu Keba Mbaye, assisté
de feu Youssoupha Ndiaye, magistrat, feu Alioune Badara Sène, avocat, et des
professeurs Abdel Kader Boye et Tafsir Malick Ndiaye. Tous les partis politiques
reconnus en étaient membres, en raison de deux plénipotentiaires par parti. Pour
nous singulariser et mettre en relief notre rôle au sein de la Commission, nous autres
personnalités indépendantes, ayant pour mission d’impulser, de diriger les travaux,
et d’écrire les textes, le Président Kéba Mbaye a créé le terme de Commission cellulaire (sous-entendu de la grande Commission).
Après adoption de tous les textes devant constituer l’armature du nouveau
Code électoral, les Commissaires ont adopté trois recommandations
portant:
1-Sur la limitation des mandats présidentiels à deux ;
2- Sur la réduction de la durée du mandat à cinq ans avec la réserve du parti
socialiste qui demandait que cette réforme soit reportée après l’élection présidentielle
de 1993 ;
3- Sur l’interdiction du cumul des fonctions de chef de parti politique et de chef
d’État, le Président Abdou Diouf ayant accepté de transformer sa fonction en
Président de parti (Mais on sait que Wade était contre cette interdiction qui était
pourtant consacrée par la Constitution de 1963 mais jamais appliquée).
C’est donc dire que ces questions ne sont pas nouvelles et avaient reçu un consensus
de toute la classe politique. Les remettre en question serait un grand recul. Le
Président Wade a fait traduire dans la Constitution de 2001 les deux premières
résolutions : limitation des mandats à deux et quinquennat. Mais a
systématiquement refusé d’admettre l’interdiction du cumul des fonctions
de chef d’Etat et de chef de parti.
En résumé, on peut légitimement se poser la question de savoir sur quel argument
juridique pertinent pourraient se fonder les partisans du 3ème mandat, pour faire
croire que le Président Sall pourrait composter allègrement un billet non valide et
prendre le train en marche de l’élection présidentielle de 2024 ? Comment croire que
les membres du Conseil Constitutionnel pourraient valider un tel billet sans renier
leur propre jurisprudence et sans violer les dispositions claires de la Constitution ?
MACKY SALL FACE A SON DESTIN ET A CELUI DU SENEGAL
Il faut faire attention. Le Sénégal n’est pas la Guinée. Et le Président Sall peut se
frayer une sortie autre que celle de Alpha Condé. Il est face à son destin. A lui de
choisir : ou imposer l’épreuve de force où il a tout à perdre, ou se hisser au rang de
garant de l’unité nationale et de la paix civile en prenant courageusement les
mesures correctives ou de sauvegarde de l’Unité nationale et de la paix civile.
La société sénégalaise est en crise profonde : crise morale, crise politique, crise
sociale, crise des institutions. Elle connaît des fractures profondes qui doivent
être lucidement analysées et courageusement traitées. Notre système démocratique
est en panne et connaît même des régressions : l’exercice des libertés publiques est
souvent un vain mot. La prison est devenue une variable d’ajustement
politique. Notre justice est défaillante et peine à s’affranchir des contraintes
politiques au plan pénal. Notre système éducatif est lui-même en crise à tous les
niveaux d’enseignement. Une explosion à caractère politique et social, du type de
celui de mars 2021 ou d’un autre type aussi grave n’est pas à écarter
Avant même de faire des conjectures sur ce que le gaz ou le pétrole allaient
rapporter au budget du Sénégal il faut, à très court terme, que le Président de la
République en exercice, chef de l’État, garant de l’unité nationale et de la paix civile
et sociale, se fasse violence et s’élève au-dessus des passions et ne perde pas de vue
que le pouvoir dure un temps et ne doit être exercé que dans l’intérêt général. Et cet
intérêt général commande qu’il fasse des compromis et prépare dans de bonnes
conditions la plus importante échéance politique de 2024, l’élection présidentielle
La démocratie n’est après tout que l’art de faire des compromis, comme le
Président Abdou Diouf a eu à le faire à deux reprises, en discutant avec
son principal challenger et en formant par deux fois des gouvernements
d’union nationale qui ont permis la confection du premier code électoral
consensuel du Sénégal en 1992.
Les mesures d’apaisement qui nous paraissent aller dans ce sens sont de deux
ordres : Les unes sont individuelles et les autres portent sur les conditions d’une
bonne élection. Les mesures d’amnistie intéressant particulièrement des leaders
politiques tels que Khalifa Ababacar Sall et Karim Wade doivent très rapidement être
traduites en actes législatifs pour que l’élection de 2024 soit ouverte. La libération de
tous les prisonniers dont les détentions sont totalement ou partiellement liées à des
motifs politiques ou sont les conséquences de prise de position politique doit être
effective.
L’emprisonnement de deux députés du Pur, suite à une bagarre dans l’enceinte de
l’Assemblée nationale au cours d’une séance de celle-ci, et impliquant une femme
députée ne paraît pas tout à fait conforme au droit. En dehors de toute passion, ce
cas relève de la police intérieure de l’Assemblée réglementée par le règlement
intérieur de l’Assemblée en son chapitre XIV, articles 53 à 59 (Pour autant que ce
règlement intérieur est applicable). «Dans les cas exceptionnels susceptibles de
bloquer les travaux tels que : injures, invectives, menaces, bagarre ou agressions, le
Président de l’Assemblée nationale peut prononcer l’expulsion temporaire de
l’Assemblée». A rapprocher de l’article 53 alinéa 3 : «En cas de crime ou de délit, il
fait dresser un procès-verbal et saisit immédiatement le Procureur de la République.
Il en rend compte au Bureau de l’Assemblée nationale». Mais pour que le procureur
puisse engager une procédure pénale dans ce cas, il doit demander la levée de
l’immunité parlementaire de ces députés. En effet ces dispositions de police
intérieure sont à distinguer des dispositions du chapitre XIII relatif à l’immunité et
plus précisément de l’alinéa 3 du chapitre XIII qui fait référence au cas de flagrant
délit ou (fuite) pour délit ou crime commis par le député en dehors de l’Assemblée
(dans la vie civile). L’Assemblée a-t-elle levé l’immunité des deux députés ? J’en
doute. Le Président de l’Assemblée n’aurait-il pas pu s’en tenir aux sanctions qu’il
tient de son pouvoir de police, quitte à ce qu’une solution autre puisse être trouvée
dans le cadre de l’Assemblée ? Je le crois.
Enfin, et cela ne relève ni de l’Assemblée nationale et ni du Président de la
République, le juge d’instruction de l’affaire dite Sweet-Beauty opposant M. Ousmane
Sonko et la dame Adj Sarr, alléguant de viols répétitifs sur sa personne dans le cadre
de son lieu de travail qui s’avère être une maison d’habitation aussi, pourrait délivrer
les Sénégalais rapidement de leurs peurs, inquiétudes et commentaires malveillants,
en rendant une ordonnance qui, dans notre entendement de juriste, ne saurait être
qu’un non-lieu, eu égard à tous les éléments entourant cette affaire et étalés dans la
presse, et eu égard surtout aux circonstances de lieu et de temps de la prétendue
commission de l’infraction décrites par la plaignante même sur un plateau de
télévision. Contrairement à ce qui est dit, le juge ne prend pas sa décision
uniquement sur la base de son intime conviction. Mais sur les éléments probants qui
pourraient caractériser l’infraction et sur l’ensemble des faits attestés qui entourent
cette affaire. L’on se demande toujours comment cette affaire a pu franchir l’obstacle
de l’enquête préliminaire. Quant aux mesures relatives à de bonnes conditions de
déroulement de l’élection de 2024, il paraît urgent de revisiter certaines dispositions
du code électoral rendues illisibles ou impraticables à force d’ajouts et de rajouts.Par
Pr Kader BOYE
ANCIEN RECTEUR UNIVERSITÉ CHEIKH ANTA DIOP (UCAD) ANCIEN DOYEN DE LA
FACULTÉ DES SCIENCES JURIDIQUES ET POLITIQUES DE L’UCAD