S’il y a un domaine qui fait l’objet d’analyses très limitées, c’est bien celui des relations internationales, de la politique étrangère en particulier. Cette dernière est relative au cadre de déploiement d’un pays à l’extérieur de ses frontières. Elle fait allusion au cadre stratégique mis en place par les Etats dans le but de poursuivre leurs intérêts et leurs objectifs nationaux dans la sphère internationale. Des éléments de politique étrangère existent mais sans réel lien ni une grande cohérence entre eux. La plupart des candidats semblent faire une nette distinction entre ce qui relève de la sphère interne et ce qui concerne la sphère internationale. Pourtant, cette séparation a de moins en moins un caractère objectif tellement nous sommes dans un monde où les dynamiques internes et externes sont fortement imbriquées. Dans le cas particulier du Sénégal, il est illusoire de penser que nous pouvons concevoir des politiques publiques sans tenir compte des dynamiques du système international. Le politique doit en tenir compte. Ainsi, nous avons besoin d’hommes politiques qui connaissent les enjeux actuels des relations internationales dominées par les rapports de puissance.

Malheureusement, les programmes des candidats sont particulièrement pauvres en matière de politique étrangère. Ils montrent une faible compétence des candidats dans le domaine crucial des relations internationales. En parcourant les propositions sur les affaires extérieures du Sénégal de ceux qui veulent briguer la magistrature suprême, nous constatons plusieurs incohérences ; de nombreuses imprécisions, certaines confusions, des légèretés, des insuffisances qui méritent d’être partagées avec nos compatriotes à quelques heures de l’élection présidentielle.

  1. Absence de véritables propositions en matière de politique étrangère 

Certains candidats comme Mamadou Lamine Diallo, Aly Ngouille Ndiaye, Daouda Ndiaye, Mahammad Boun Abdallah Dionne, Malick Gackou ou Aliou Mamadou Dia n’ont presque rien proposé concernant l’action internationale du Sénégal. Il est d’ailleurs surprenant de voir un ancien premier ministre comme Mahammad Boun Abdallah Dionne suggérée une analyse aussi limitée

 D’autres comme Thierno Alassane Sall, Serigne Mboup, Amadou Ba, Anta Babacar Ngom, Idrissa Seck, Bassirou Diomaye Faye, El hadj Mamadou Diao font des références superficielles et très incomplètes sur la politique étrangère.

S’ils font pratiquement tous des références sur la diplomatie, ils font d’une façon générale très peu d’analyses prospectives qui tiennent compte des rapports de forces internationaux et des déterminants externes de la politique étrangère. Cette dernière est le parent pauvre des programmes des candidats. Hormis Bassirou Diomaye Faye, Idrissa Seck, Anta Babacar Ngom ou encore Thierno Alassane Sall, la plupart des candidats parlent de diplomatie et de relations extérieures dans la dernière rubrique de leurs différents programmes et souvent de manière très évasive.

Dans la situation de dépendance actuelle du Sénégal, les relations internationales conditionnent pourtant certaines dynamiques internes. Le financement de nos politiques publiques et de notre développement dépend essentiellement de l’extérieur. Même si les candidats ne le disent pas forcément, l’essentiel de leurs programmes dépend du contexte international

Pourquoi parlent-ils très peu alors des Institutions Financières Internationales(IFI) et de leur rôle néfaste dans notre endettement et dans notre modèle de développement ?

Pourquoi la question des accords de défense militaires en particulier avec la France ne fait-elle pas l’objet d’une attention particulière ?

Les candidats parlent presque tous de l’intégration régionale, de l’intégration sous-régionale en particulier. Certains à l’instar de Bassirou Diomaye Faye évoque à juste titre le panafricanisme et la nécessité de réformer la CEDEAO.  D’autres font des propositions très audacieuses comme celle de Boubacar Kamara sur la fédération Atlantique Ouest (FAO) entre la Gambie, les deux Guinées et le Sénégal.

Les candidats ne mettent pas suffisamment l’accent sur les Communautés Economiques Régionales (CER), lesquelles sont pourtant considérées par l’Union Africaine comme les moteurs du régionalisme africain

Malheureusement, aucun des candidats ne parle de l’Agenda 2063 adopté par l’Union Africaine en 2013 comme cadre d’accélération et de concrétisation de l’intégration et de l’unité du continent.

Il n’y a pas non plus grand-chose sur la géopolitique des ressources même si Thierno Alassane Sall suggère la notion des risques géopolitiques sans pour autant la préciser.

Le plus surprenant est sans nul doute le manque de pertinence des propositions du candidat Amadou Ba. Il est particulièrement regrettable de constater qu’un ancien ministre des affaires étrangères ne présente en réalité que deux propositions sur le plan diplomatique. Amadou Ba compte uniquement « multiplier les cadres de concertation et d’échanges avec les voisins » et « sur le plan africain, continuer à apporter une contribution appréciable et reconnue par tous les pays africains, à la construction d’une Afrique unie, forte et intégrée au reste du monde » Quelle manque d’analyse stratégique ? L’enjeu pour l’Afrique n’est pas tant l’intégration au monde que la manière dont s’opère cette intégration bien réelle.  

Globalement, les candidats n’offrent pas beaucoup de perspectives pour tirer les leçons des rivalités des Etats sur les ressources stratégiques avec lucidité et réalisme.

2 . Confusion entre la politique étrangère et la diplomatie

El Hadj Mamadou Diao est l’un des rares candidats à utiliser l’expression politique étrangère en sollicitant en revanche une définition dépassée et anachronique. En effet, la politique étrangère a été longtemps considérée comme « l’ensemble des principes, orientations, programmes … qui caractérisent les relations d’un Etat avec les autres ».  Contrairement à ce que le candidat soutient, la politique étrangère ne concerne pas aujourd’hui uniquement les relations d’un Etat avec les autres Etats. Elle peut également concerner les relations d’un Etat avec les autres acteurs des relations internationales (Organisations Internationales, ONG, entreprises transnationales…).

Cela dit, Mamadou Diao confond politique étrangère et diplomatie tout comme beaucoup de candidats à l’instar de Idrissa Seck. Dans la rubrique de celui-ci consacrée à la diplomatie, il fait une proposition qui envisage de « redéfinir une politique étrangère adossée à nos intérêts stratégiques ». Il s’agit d’une confusion puisque qu’en définitive, c’est la politique étrangère qui englobe la diplomatie et pas l’inverse.  La diplomatie fait partie d’elle. Elle en est un instrument. Il existe principalement deux instruments de politique étrangère : la diplomatie et la stratégie.

La diplomatie consiste à défendre l’intérêt de l’Etat par la création de conditions favorables par la négociation sans recours aux armes. La stratégie quant à elle cherche à préserver l’intérêt de l’Etat par la préparation ou la conduite de la guerre. Elle s’inscrit dans la politique de défense nationale et la puissance militaire.

Les candidats ont une conception étroite de la politique étrangère.  Ils ne prennent pas assez en compte sa dimension stratégique. En outre, ils partagent dans une large mesure, une vison trop traditionnelle et dépassée de la diplomatie. Celle-ci se focalise sur les relations d’Etat à Etat, sur les tâches de représentations et les activités consulaires, sur la collecte d’informations d’agents envoyés à l’étranger…  Les candidats doivent être conscients que la diplomatie a évolué d’autant plus que le progrès technologique met les gouvernements en réseau. Les activités internationales s’inscrivent dans un cadre qui transcende les Etats nations à telle enseigne que les représentations diplomatiques ne suffisent plus pour influencer les gouvernements. Le soft power est devenu une modalité d’action des Etats en quête de puissance. L’espionnage technologique remplace le travail de certains diplomates notamment dans la collecte d’informations. Les médias et les opinions publiques jouent de plus en plus un rôle prépondérant. Ces différentes logiques font que la diplomatie est moins stato-centrée que par le passé. Elle n’est plus l’apanage exclusif des gouvernants. Les candidats semblent l’ignorer.

  • Incohérences-imprécisions-légèretés des propositions

L’analyse des programmes des candidats met en exergue des incohérences, des propos qui n’ont souvent pas de sens du point de vue de la politique étrangère et des relations internationales contemporaines. Le lexique utilisé parait souvent inapproprié et peu précis.

 Le candidat Diomaye dit soutenir un panafricanisme de gauche. Que signifie cette assertion ? Le panafricanisme n’est ni de gauche ni de droite. C’est l’expression de la volonté des peuples africains qui souhaitent se réunir pour bâtir une Afrique unie libre et puissante. Le panafricanisme est en lui-même une idéologie. A ce propos, nous renvoyons Diomaye Faye à la lecture du fameux ouvrage de George Padmore Panafricanism or Communism pour comprendre qu’il n’est pas possible de dire panafricanisme de gauche.

 Dans l’une de ses propositions, le candidat Pape Djibril Fall soutient sans plus de précisions qu’il compte « impulser une orientation diplomatique autour de l’économie bleue » Qu’entend-il par ce vocable ? Il ne le dit pas. Il parle aussi de « Renégocier intelligemment les Accords de Partenariats Economique (APE) ». La diplomatie sous-entend forcément une certaine habileté dans les échanges. Utiliser l’expression « renégocier intelligent » les APE n’a pas d’intérêt.  Dans le même ordre d’idées, le candidat El Hadj Mamadou Diao souhaite « développer la coopération sud-sud, soutenir la politique de la paix et de la souveraineté internationale ». C’est une association de mots qui ne donne aucune signification précise. Cela n’a pas de sens.  Le candidat Khalifa Sall, pour sa part, veut « évaluer et redéfinir les orientations stratégiques de notre politique extérieure axée sur les intérêts nationaux ». A vrai dire, il s’agit d’une évidence. Une politique étrangère est nécessairement orientée vers les intérêts nationaux ou sur la perception que les acteurs de celle-ci ont de leurs intérêts. De plus, Khalifa Sall aborde la question de l’intégration africaine en insistant sur la nécessité de « renforcer le rôle du Sénégal dans le processus de l’intégration en Afrique de l’ouest et en Afrique ». Cette idée contredit dans une certaine mesure sa proposition de « soutenir nos entreprises dans la conquête des parts de marchés dans l’espace CEDEAO ». Dans la dynamique de l’intégration et de l’unité africaine, les pays africains ne sont pas en concurrence. Ainsi, considérer que les entreprises sénégalaises doivent conquérir des marchés dans les autres pays africains, est en porte-à-faux avec le paradigme intégrationniste africain.

Nous avons relevé plus haut la proposition audacieuse du candidat Boubacar Kamara à propos de la Fédération Atlantique Ouest (FAO). Malheureusement, celui-ci ne précise pas l’articulation entre la Fédération qu’il préconise et les Communautés Economiques Régionales (CER) comme la CEDEAO installée dans le même espace géographique. Le Plan d’Action de Lagos de 1980 puis le traité d’Abuja de 1991 et l’Agenda 2063 adopté en 2013 ont consacré les CER comme les fers de lance de l’intégration africaine. Le candidat ne les évoque pas du tout. Kamara propose également l’exploitation du barrage hydroélectrique d’Inga en République Démocratique du Congo et un parapluie nucléaire pour l’Afrique. Ce sont des propositions irréalistes et une simple rhétorique. Elles ne dépendent pas du Sénégal surtout que le candidat doit être bien conscient que la RDC à d’autres priorités en particulier des priorités sécuritaires.

Les candidats insistent pratiquement tous sur les menaces militaires (terrorisme, conflits dans le Sahel, criminalité transnationale …). Mais, ils perdent de vue que la sécurité concerne aussi les menaces non militaires (chômage, paupérisation, environnement dégradé…). Une politique publique de sécurité doit tenir compte de cette réalité. Il ne suffit donc pas d’investir dans les forces de défense et de sécurité, de « bunkeriser » les frontières pour assurer la sécurité. La militarisation exclusive de la sécurité est de moins en moins à l’ordre du jour.

Contrairement à ce que dit Pape Djibril Fall, le Sénégal n’est pas dans une posture de neutralité pour envisager une réaffirmation de celle-ci. C’est le déficit de puissance du Sénégal plus que tout autre facteur qui justifie la prudence observée dans l’appréciation de certains dossiers internationaux comme c’est le cas dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine.  Le candidat Fall est d’ailleurs dans une contradiction lorsqu’il se prononce pour une neutralité et qu’en même temps, il parle « d’hégémonie occidentale » et d’« impérialisme russe » . Il s’agit d’une prise de position et d’un manque de neutralité que de s’exprimer de la sorte.

Pour terminer, nous regrettons la conception que plusieurs candidats ont des migrants sénégalais. D’une manière générale, ils partagent l’idée de mettre en place une politique migratoire dont les objectifs seraient entre autres de lutter contre les « migrations irrégulières ». Si certains dénoncent l’externalisation et la sous-traitance de la lutte contre les migrants illégaux, d’autres comme Khalifa Sall envisage de mettre en œuvre « une politique migratoire avec les pays d’accueil et de départ ». Nous estimons qu’il est question d’une proposition conservatrice qui joue le jeu des pays d’accueil et qui va conforter les logiques de la criminalisation des migrants africains. La proposition de Dethié Fall est de ce point de vue beaucoup plus adéquate. Elle entend mettre en place une « stratégie pour profiter pleinement de nos migrants et leur faciliter la mobilité ».

Les candidats doivent comprendre deux réalités : d’abord, les migrants ne souhaitent pas toujours revenir ; ensuite, leur éloignement physique du pays ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas participer aux efforts de développement. Par conséquent, le prochain président du Sénégal devra changer de paradigme dans l’analyse des migrations. Le paradigme occidental actuel visant à choisir les candidats utiles et à refouler ceux qui sont considérés comme inutiles ne doit pas nous intéresser. Malheureusement, certains candidats en insistant sur les stratégies permettant des retours non souhaités s’inscrivent dans cette direction.

En somme, les propositions des candidats en matière de politique étrangère sont problématiques à plus d’un titre.  Elles montrent un manque de compétence largement partagé dans les relations internationales. Il est vrai que l’élection présidentielle ne se jouera pas sur ces programmes. Malgré tout, le prochain président de la République devra élaborer une véritable politique étrangère dans le cadre d’une large concertation mobilisant une diversité de compétences et d’expertises si nous voulons que le Sénégal tire son épingle du jeu dans un système international dont les dynamiques s’imposent à nous.

Dr Jean-Charles Biagui, enseignant-chercheur en sciences politiques à l’UCAD

Ziguinchor, le 22 mars 2024